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TUBE
Octobre. Les jours raccourcissent et le moral baisse en proportion. J’étais menacé de plongée dans la morosité et j’avais besoin de rouler. Quelques jours auparavant, Ian m’avait parlé de ces full-pipes gigantesques repérés par les skateurs de ***. Il l’avait appris par des indiscrétions, par des ? fuites ?, et bien que je déteste cet état d’esprit qui consiste à organiser des sessions confidentielles avec photographe et scoop à la clé – j’ai connu trop de périodes où trouver un endroit et des gens avec qui sessionner relevait du miracle pour apprécier ce genre de procédé – je suis à mon tour obligé de taire certains détails pour ? préserver le spot ?.
Les full-pipes hantent mon imagination depuis que j’ai commencé à skater, vers 1977. Les images d’over-verticale sont toujours impressionnantes, et je pourrais en citer des dizaines, dont ces énormes canalisations en béton du désert d’Arizona qui font les couvertures des magazines skateboarder de la fin des années 70, ou cette photo où l’on voit Chris Miller complètement recroquevillé sur sa planche, dans des hauteurs improbables du ? pipeline ?, dans le mythique skatepark d’Upland.
Ian m’avait parlé de ces full-pipes, donc, et nous avions directement convenu d’une mission pour le samedi. Puis le plan est tombé à l’eau, et je me suis contenté d’une bonne, longue, mais insatisfaisante session sur la mini-rampe de Louvain-la-Neuve. Le besoin de rouler était toujours là, intact.
Je me souviens d’avoir visionné il y a une dizaine années la vidéo d’une manche du championnat du monde de surf sur la côte nord de Hawaii. Les vagues y étaient tellement énormes que les participants disparaissaient dans l’écume dès qu’ils avaient dropé, et en ressortaient à pleine vitesse. Ensuite, ils attendaient la deuxième vie de la vague pour enfin exécuter quelques figures ? techniques ?. Je me rappelle du nom du gagnant, Michael Ho. C’était le seul à être arrivé à prendre un tube.
En songeant à ce film, je réalisai que ce ? tube ?, cette forme ultime des surfeurs a son équivalent dans le monde du skate : le full-pipe. Moins omniprésent que le tube en surf, le full-pipe ne fait pas partie de l’architecture urbaine qui constitue le quotidien de la majorité des skateurs, mais ce n’en est pas moins un objet rare, la plupart du temps inaccessible : un rêve.
Le dimanche, nous avions une de ces réunions qui pompent toute la journée si on n’y fait pas gaffe. J’ai relancé Ian. On verrait. Si la réunion se terminait avant 18h, on tenterait le coup.
L’automne ressemble à une fin du monde. Combien de peuplades, combien de tribus n’ont elles pas célébré le retour du printemps comme la fin d’une menace : celle que les jours continuent à rétrécir et que l’obscurité totale s’installe à tout jamais ?
17h30. La réunion vient de se terminer, on téléphone, les skateurs de *** sont partants. Le temps de ranger la salle, et on démarre. Avec un peu de chance, on pourra skater une heure avant la tombée de la nuit.
Sur la route de ? l’usine à tuyaux géants ?, sur le parking où nous avions rendez-vous avec Bruno, Ben et Bert, sur le chemin qui borde l’usine en direction de l’endroit où sont entreposés les tubes, cette sensation de fin du monde que donne l’arrivée de l’automne s’est peu à peu muée pour moi en une conviction : celle de l’ordre cyclique du temps et du monde, symbolisée ce jour-là par la vision, au détour d’un bâtiment industriel, de trois cylindres d’acier de huit mètres de haut et de plus de 10 mètres de large dans la lumière rouge de la fin de journée.
En posant mon skate sur les parois du cylindre d’acier, en donnant les premières impulsions, j’avais la certitude, profondément, que tout ce que j’allais vivre, je l’avais déjà vécu. Et pourtant, tout allait être neuf. Je me délectais de chaque sensation. Je me laissais aller à jouir de chaque infime fraction du temps passée sur les parois du ? tube ?.
Vivre un rêve, c’est te retrouver face à toi-même de manière tellement fulgurante, tellement évidente que bien que tu ne les aies jamais vécues auparavant, chaque moment, chaque sensation qui s’offre à toi te parait faire partie de toi au plus profond.
Ce jour-là, j’ai senti l’air glisser sur mon visage, j’ai entendu mes roues couvrir les parois du tube. Ce jour-là la courbe de métal s’est déroulée sous mes jambes. Je me suis laissé emporter par la vague du temps. J’ai frôlé de mes mains le plafond du tunnel. Le crépuscule est devenu l’aube, le chaud le froid, septembre a succédé à octobre et aout à septembre. De mois en mois, l’automne s’est appelé printemps, une seconde une année. Ce jour-là, j’ai vécu les gestes mille fois imaginés.
Texte : Pierre Jambé